La traversée

Mardi 09 août 1921

Qui dit nouveaux horizons, dit nouveau journal. Cela fait désormais huit jours que j’ai troqué ma vie à New York contre un voyage sur les flots, à partager une cabine en seconde classe avec Julia Doherty. La proximité aide à la complicité, et s’agissant de mon premier long périple, ma colocataire m’a abreuvé de conseils pour que la traversée se déroule dans les meilleures conditions.

Ainsi, appris-je qu’il valait mieux se contenter d’un simple bouillon pour éviter d’être indisposée en cas de tempête. Julia est affable, mais peu loquace quant à son passé. Le peu de choses qu’elle partage ne remplirait sans doute pas cette simple page. Son visage est très angulaire, et ses cernes n’auraient rien à envier aux valises que je transporte ! Blague à part, elle semble aussi fragile qu’un pâle fantôme égaré au milieu de l’océan. Elle dit rejoindre un parent mourant, mais je lui trouve souvent une attitude pour le moins déconcertante. Peut-être est-ce une espionne ?

J’avoue souvent craindre de retrouver mes affaires sens dessus-dessous lorsque je m’éloigne de la cabine. Les hommes qui font également la traversée me semblent ici à la fois plus rustres, à la fois plus rustiques que les citadins de New York. Non pas que j’ai des préjugés, car je sais encore d’où je viens même si père a toujours pourvu à tous mes besoins. J’ai néanmoins découvert par le plus grand des hasards qu’ils organisaient une sorte de tripot sur le ponton après vingt-et-une heure. Non sans l’accord du capitaine, c’est évident !

Nous les entendons rire fort, se pavaner, parfois se bagarrer. Il m’est donc difficile de profiter de l’air du large lorsque l’insomnie frappe à ma porte. Depuis deux jours d’ailleurs, une indéfinissable odeur rance semble hanter les couloirs. Cela a le don de m’écœurer !

Certes, pas autant qu’un grossier passager ne cessant de chiquer, et dont le visage bouffi semble se liquéfier chaque fois que Julia et moi le croisons. Et je pèse mes mots tant il s’éponge le front ! Cela fait rire ma comparse qui a le mot piquant pour tourner en dérision l’homme ventripotent en ne cessant de l’affubler de surnoms ridicules, tout en insistant sur le fait qu’il finira par craquer sa chemise, ou bien l’arrière de son pantalon en nous fixant ainsi. Bien entendu, n’oublie-t-elle jamais d’ajouter que cela mériterait forcément un cliché.

J’ai hâte d’arriver à Belfast tant la terre ferme me manque. Nous avons pris deux jours de retard, et je compte déjà les heures restantes. Je suis certaine que Nellie Bly me fustigerait d’un regard mordant si elle me lisait…