Aux lecteurs égarés

.Le temps, l’espace, la vue et la réalité ont leurs tours et détours que seul un rêveur peur percer à jouer…
— Howard P. Lovecraft

Un vieux carnet à la couverture de cuir élimée accompagne des échanges épistolaires ayant débuté en 1921. Le tout semble avoir échoué entre vos mains. Sous vos yeux ébahis, défile la calligraphie ronde et fine d’une certaine Margaret Nightingale. Cette dernière y relatait pensées, observations, tout comme ses penchants pour les périples étranges. Ce qui s’y raconte parait troublant, confinant à la folie… Est-ce donc bien raisonnable d’en entamer la lecture ?

La traversée

Mardi 09 août 1921

Qui dit nouveaux horizons, dit nouveau journal. Cela fait désormais huit jours que j’ai troqué ma vie à New York contre un voyage sur les flots, à partager une cabine en seconde classe avec Julia Doherty. La proximité aide à la complicité, et s’agissant de mon premier long périple, ma colocataire m’a abreuvé de conseils pour que la traversée se déroule dans les meilleures conditions.

Ainsi, appris-je qu’il valait mieux se contenter d’un simple bouillon pour éviter d’être indisposée en cas de tempête. Julia est affable, mais peu loquace quant à son passé. Le peu de choses qu’elle partage ne remplirait sans doute pas cette simple page. Son visage est très angulaire, et ses cernes n’auraient rien à envier aux valises que je transporte ! Blague à part, elle semble aussi fragile qu’un pâle fantôme égaré au milieu de l’océan. Elle dit rejoindre un parent mourant, mais je lui trouve souvent une attitude pour le moins déconcertante. Peut-être est-ce une espionne ?

J’avoue souvent craindre de retrouver mes affaires sens dessus-dessous lorsque je m’éloigne de la cabine. Les hommes qui font également la traversée me semblent ici à la fois plus rustres, à la fois plus rustiques que les citadins de New York. Non pas que j’ai des préjugés, car je sais encore d’où je viens même si père a toujours pourvu à tous mes besoins. J’ai néanmoins découvert par le plus grand des hasards qu’ils organisaient une sorte de tripot sur le ponton après vingt-et-une heure. Non sans l’accord du capitaine, c’est évident !

Nous les entendons rire fort, se pavaner, parfois se bagarrer. Il m’est donc difficile de profiter de l’air du large lorsque l’insomnie frappe à ma porte. Depuis deux jours d’ailleurs, une indéfinissable odeur rance semble hanter les couloirs. Cela a le don de m’écœurer !

Certes, pas autant qu’un grossier passager ne cessant de chiquer, et dont le visage bouffi semble se liquéfier chaque fois que Julia et moi le croisons. Et je pèse mes mots tant il s’éponge le front ! Cela fait rire ma comparse qui a le mot piquant pour tourner en dérision l’homme ventripotent en ne cessant de l’affubler de surnoms ridicules, tout en insistant sur le fait qu’il finira par craquer sa chemise, ou bien l’arrière de son pantalon en nous fixant ainsi. Bien entendu, n’oublie-t-elle jamais d’ajouter que cela mériterait forcément un cliché.

J’ai hâte d’arriver à Belfast tant la terre ferme me manque. Nous avons pris deux jours de retard, et je compte déjà les heures restantes. Je suis certaine que Nellie Bly me fustigerait d’un regard mordant si elle me lisait…

Amitiés nomades

  Samedi 13 août 1921

Lorsque tout converge à retarder un événement tant attendu, une majorité s’accorde sur le fait que les dernières heures sont souvent les plus difficiles. Là où la patience n’est pas ma vertu première : Dois-je avouer que ma montre fut une fidèle compagne ?

S’il n’y avait eu mes lectures, quelques jeux de charades avec Julia et ses nouvelles amies qui, non contentes de troubler mes siestes, m’ont littéralement traîné jusqu’à ce que je nommerai « un bal populaire » en troisième classe afin de me faire goûter la musique du pays… Il est probable que j’aurais péri d’ennui ! Bien que je fusse alors en proie à la mélancolie, je leur suis reconnaissante de tous ces efforts. Les souvenirs n’en seront que plus marquants. Il va néanmoins sans dire que si une fée s’est penchée sur mon berceau, elle a sans doute omis de me donner le sens du rythme !

J’ai ainsi pu côtoyer de belles personnes, fort courageuses, ou détentrices de savoirs dont j’ignorais presque tout. En outre, beaucoup de légendes et de folklores ont bercé ces derniers jours par l’entremise d’une conteuse se prétendant globe-trotter.

Employée en qualité de gouvernante au sein d’une famille aisée, Ellen de son prénom, quitta son poste avec l’espoir de ramener moult histoires de tout horizon. À cette époque, son plus cher désir était de rallier le Caire pour voir les pyramides d’Egypte. Chance ou destin ? Tandis qu’elle économisait chaque dollar durement gagné, un article dans le Monday Chronicle évoquait une future expédition dans la vallée des rois sous la houlette d’un certain professeur O’Conelly. L’ambitieuse n’écouta que son courage, et sa détermination en fut récompensée lorsque l’égyptologue l’engagea comme assistante. Cantonnée aux tâches les plus monotones, le pari fut toutefois gagné. Tous deux revinrent à Boston courant juillet, où une exposition est justement prévue en septembre. Son enthousiasme fut suffisamment contagieux pour que rendez-vous soit pris.

Tous ces récits influencèrent mes pensées lors d’errances en solitaire. La musicalité hypnotique du roulis des vagues, et la profondeur des océans m’amenèrent à songer aux antiques civilisations disparues, à leurs légendaires cités désormais submergées et dont nul n’a encore percé les secrets. Je n’ose imaginer le monde qui est le nôtre aujourd’hui si l’Atlantide existait. Que dire encore du triangle des Bermudes ? Que penser de la disparition de tout l’équipage du Carroll A. Deering ?

 

 

L’Irlande du nord s’est enfin dévoilée à mes yeux lors d’une magnifique éclaircie ! La première chose qui retint mon attention fut le contraste saisissant entre la teinte pâle des plages, avec l’azur profond de la mer, et la verdoyance des côtes semblables à une sauvage et insaisissable ingénue parée d’émeraudes.

Le voyage s’est donc achevé sans accroc, si ce n’est ce relent incommodant que j’étais seule à percevoir semble-t-il. M. Bibendum, comme le surnommait Julia, ne fit plus que de très brèves apparitions pour vite disparaître dans la foule lors du débarquement.

Quitter mes nouvelles amies ne fut hélas pas une mince affaire ! Je décidai donc de prolonger mon séjour à Belfast. Ma logeuse ne fit pas d’histoire, trop ravie d’avoir « une journaliste américaine » comme résidente.

Nul doute que cela arrangeait ses finances dans une ville où misère, colère et tristesse suintent tant des visages, que des murs lépreux.

Le village qui n’existait pas 1/2

Lundi 15 août 1921

S’imprégner de Belfast était en tout point semblable à s’égarer dans les quartiers industriels de Camden, ou de New York. De ces rues bordées de maisons jumelles aux façades de briques, les unes agglutinées aux autres, dans lesquelles s’entassaient les familles ouvrières en quête d’un paradis n’existant qu’au travers de rêves vaporeux. L’obsession pour la richesse, les jolies toilettes, et les belles voitures.

S’il est compréhensible qu’une famille veuille s’élever dans la société pour vivre mieux ; en revanche, j’avoue n’avoir jamais compris cette inclinaison compulsive à détenir toujours plus que le nécessaire, ni ce besoin de paraître, et d’exhiber sa réussite avec cet air pédant si détestable.

J’aime pourtant le confort, mais point trop n’en faut. Dans mon esprit, un nid douillet se résume en une pièce pleine de livres, agrémentée d’un gramophone trônant non loin d’un confortable fauteuil dans lequel savourer de nombreuses et exquises tasses de thé Orange Pekoe. De quoi simplement régaler le corps, et bien mieux l’esprit pour que ni l’un, ni l’autre ne faiblisse. Enfin, de longues promenades à flâner parmi les couleurs changeantes des saisons. Il en faut peu. Un peu suffisamment précieux, mais ô combien essentiel.

Ici, tout respire la simplicité. Tout suinte la misère, comme l’écrivais-je il y a quelques jours, mais il est une richesse qu’on ne peut dérober : celle du cœur. Je rejoignis donc mes amies vers dix heures. Non sans avoir expédié un télégramme à père et Jonas dont l’absence est difficile à supporter.

Ellen, dès demain, embarquera très tôt pour l’Ecosse. Julia, qui devait réserver son billet de train, endossa dès lors le parfait rôle de guide touristique en nous menant à la gare d’un bon pas. Ce qui arrangeait mes affaires pour ne pas arpenter certains quartiers en solitaire !

Entre deux incompréhensibles bouffées délirantes, ma tante avait évoqué celle de Bloomskeard, ainsi qu’un bureau de poste, ou encore de multiples magasins dont une excellente épicerie. Malheureusement, les choses semblèrent ne pas vouloir se dérouler sans anicroche. Ni gare, ni bourgade portant ce nom n’était répertorié. Devant mon air hébété, et celui embarrassé de mes amies, les employés tentèrent sans succès quelques recherches sur des cartes plus anciennes.

Avais-je donc commis une erreur dans l’orthographe du nom ? L’avais-je confondu avec un autre ? Ou étais-je folle ? Était-ce donc une blague pour faire perdre un temps précieux ? Je me sentis aussi humiliée, qu’incroyablement mal à l’aise. Ma répartie s’était éclipsée, et mon optimisme s’en retrouvait presque anéanti.

La pugnacité légendaire d’Ellen fut alors accueillie comme une bouffée d’air pur lorsque l’aventurière proposa une visite à la Linen Hall Library. L’espoir de situer ladite bourgade en s’appuyant sur des archives paraissait sensé. En effet, il se pouvait que Bloomskeard ait fusionné avec un ou plusieurs autres villages pour des raisons purement administratives, voire pécuniaires. S’agissant d’un retour aux sources profondes, elle voyait cela comme un pèlerinage qui n’apporterait probablement pas toutes les réponses attendues, mais qui pourrait m’aider à tourner une page.

Le village qui n’existait pas 2/2

Lundi 15 août 1921

La vaste bâtisse me fit forte impression, tout comme celles de New York dans lesquelles j’aimais me glisser avec discrétion. Tout s’y trouvait afin d’appuyer mes enquêtes par des chiffres, ou différents points de vue lorsque rencontrer des spécialistes s’avérait impossible.

Les premières heures ne furent guère fructueuses. Flottait la sensation d’un destin ligué contre nous. Il était d’ailleurs aisé de s’éparpiller en naviguant d’archive en archive. Studieuses, nous l’étions pourtant. Nous compulsions tous les documents à notre disposition pour ce qui ressemblait de plus en plus à un village évaporé, ou n’ayant jamais existé. Je remettais déjà en question le bien-fondé de ce voyage, perdant peu-à-peu confiance, me morigénant intérieurement d’avoir pu être assez stupide pour suivre, mais tout autant croire le contenu fantaisiste d’une vieille lettre, tout comme les élucubrations d’une femme sénile. Sur le cadran de l’horloge, les aiguilles défilèrent longtemps avant qu’une soudaine et inhabituelle agitation ne s’exprime chez Kathleen. Musicienne qui intimidait par sa prestance naturelle toujours teintée de réserve qu’accentuait une voix très douce. Une fée n’aurait sans doute pas été mieux représentée.

Kathleen donc, qui nous étonna en laissant échapper un petit cri de triomphe, était remontée presque vingt-cinq ans en arrière avant de dénicher un article. Un incendie, encore inexpliqué à ce jour, mais ayant fait des ravages dans la fameuse ville de Bloomskeard y était évoqué. Si la piste criminelle était la plus vraisemblable, le journaliste soulignait pourtant la récurrence de nombreux faits sordides dont une série de décès par « combustions spontanées ». Les dossiers furent classés sans suite faute d’éléments probants.

Ce qui me surprit en amplifiant cet indescriptible malaise qui menaçait de me submerger à tout moment : la date à laquelle se déroulèrent les faits.

Le 29 juillet 1897. J’étais abasourdie par cet étrange synchronisme. D’un geste machinal, je n’en oubliais pas moins de noter les noms indiqués sur le précieux document. Peut-être pourrais-je en apprendre davantage auprès du journaliste, ou des policiers en charge de cette affaire ? Encore fallait-il que l’un d’eux soit bien entendu encore vivant

Après avoir salué mes amies, je rentrai à la pension de famille dans un état second. Et si retrouver mes compagnes d’infortune tôt dès le lendemain était une réjouissante perspective, en dépit d’un au-revoir inévitable, je peina à m’endormir. Mon sommeil fut troublé par ce qui me semblait être la mélodie répétitive et obsédante d’une boite à musique.

Vertige et chute. Étrange sphère noire éblouissante dans un ciel taciturne. Et de ces indéfinissables voix glapissantes provenant d’angles morts... J’eus l’impression de n’avoir jamais autant fait de mauvais rêves que lors de cette nuit sans lune.

Réminiscences

Mardi 16 août 1921

Dès les premières lueurs du jour, les cauchemars aux images confuses laissèrent leur empreinte fugace en la manifestation d’une légère migraine. Tirée du lit, et après quelques ablutions, je décidai de mettre à profit les quelques heures restantes avant les retrouvailles en ville pour mettre de l’ordre dans ce qui s’annonçait comme le début d’une curieuse enquête. Bien entendu, sans omettre la gargantuesque collation que fut le petit déjeuner tant j’étais affamée !

La pièce qui recueille mon repos ainsi que mes pensées est tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un lit à la sombre armature métallique soulignée par le doré de quelques fioritures. Un matelas qui n’est certes pas de première jeunesse, et dont la teinte pâle de la courtepointe est rehaussée par les liserés de roses sur un fond vert d’eau ornant un papier peint jauni par endroit. Un petit secrétaire, une commode, et un tapis crocheté achèvent le décor somme toute confortable du lieu.

Ma logeuse m’a donné sa meilleure chambre dit-elle, et je crois qu’elle m’apprécie autant que l’on puisse apprécier quelqu’un dont le pays a volé plusieurs de ses enfants en quête d’une meilleure destinée. Nous avons longuement devisé sur l’Amérique. Ce fut l’occasion de décrire ce qui m’y plaisait, et comment s’y déroulait le quotidien des gens simples .

Il fut plus hasardeux d’aborder les réels motifs de ma présence. Ma noble profession ne suffisait pas à tout expliquer. Je finis donc par avouer, entre deux tasses de thé, qu’il s’agissait d’une quête somme toute personnelle. Elle ne sembla pas surprise, arguant que peu oseraient braver les flots pour venir au pays, tandis que des générations le quittaient depuis la grande famine. Ainsi abreuvais-je sa curiosité en retraçant l’histoire d’une mère dont l’étrange disparition coïncidait avec l’internement de sa sœur aînée à l’asile d’Arkham. Toutes deux n’ayant qu’une année de différence.

Mon père peina à surmonter la torture que lui causait l’absence d’une épouse sublimée par le souvenir, dont il avait accepté les origines, le milieu plus modeste, ainsi que toutes les excentricités. De ces dernières, j’en apprendrai d’ailleurs très peu. C’est bien plus tard que, craignant son refus, je réclamais toutefois les effets de cette femme qui m’était pourtant inconnue. Aussitôt, ce fut comme signer un pacte sans nul besoin de justification. La promesse de ne pas disparaître à mon tour.

Il peina d’autant plus face à une police inefficace dont les discours sans empathie manquèrent de l’égarer vers la facilité : l’oubli et l’abêtissement procurés par l’alcool. La possibilité d’un amant au mal du pays revinrent comme une rengaine lassante. D’autre part, et en dépit de multiples visites à la morgue, aucun corps retrouvé ne s’avéra être celui de sa bien-aimée.

Confiante, j’allais jusqu’à évoquer l’ironie du sort à propos du village disparu. Survinrent alors d’évasives réponses qui ne m’aidèrent pas à rester sereine. Du fait que cela se pouvait, que cela arrivait sans que l’on en sache les véritables raisons. Elle me conseilla même de me concentrer sur mon travail plutôt que de courir après des fantômes, là où l’oubli des drames est souvent préférable au réveil de douloureux souvenirs. D’un geste ample, et pour appuyer son propos, embrassa-t-elle de multiples photographies posées sur la cheminée.

Quant à la mélodie entendue durant la nuit, cela ne devait être qu’un tour de mon esprit chahuté ! En effet, l’unique boite à musique présente dans toute la maisonnée n’était autre que celle trônant sur une étagère de la dernière chambre occupée par une octogénaire. Une boite à musique scellée, et qui n’aurait d’ailleurs jamais fonctionné faute d’en posséder la clef.

Je ne sus dire pourquoi, mais durant tout cet échange, ma logeuse me sembla particulièrement soucieuse comme une personne accoutumée à tenir ces discours. Rien ne saurait pourtant m’éloigner des objectifs fixés, ou ce voyage n’aurait alors aucune raison d’être.

Dix heures carillonnèrent à travers la ville tandis que la pluie tambourinait tant sur les toits que les pavés. Nous échangeâmes toutes nos adresses avec Ellen, promise à un merveilleux périple à travers l’Ecosse ; et le cœur serré, assistions au départ du navire qui l’amènerait vers des contrées plus mystérieuses encore.

Enfin, décidions-nous de retourner à la Linen Hall Library avant le déjeuner. Puis, si le temps le permettait, envisagerions-nous de faire un saut à l’hôtel de ville.

Clair-obscur

Le 22 août 1921

Que de ressentiments contre la fatalité ! Que de colère en moi ! Frustration d’une quête qui n’aboutit guère avec l’impression de me noyer dans les profondeurs de ces archives. Je finirai par devenir allergique à tous ces vélins qui me sont donnés à lire, là où l’inaction m’achèvera !

J’ai le sentiment d’avoir tout quitté pour un mirage. Qu’espérais-je au fond ? Des réponses ? Un miracle en retrouvant la trace d’une mère absente depuis si longtemps que ses traits n’en sont que plus flous dans ma mémoire ?

Tout quitté… Un père qui traîne sa peine tel un fardeau, et un fiancé qui n’attend plus que ma présence pour sceller nos vœux dans une charmante chapelle. Parfois, il me vient à l’esprit que ce voyage est une fuite en avant. Sans doute des idioties et autant de sombres pensées proches du désespoir ; ou de cette sournoise et latente culpabilité qui s’en vient comme les fantômes des noëls passés, présents, et à venir.

Qu’ai-je donc à prouver ? Ma si noble persévérance ne ramènera probablement pas cette femme qui m’a enfanté, ni n’ôtera l’invisible linceul de tristesse enveloppant Père…

Sans doute rirai-je demain d’avoir écrit ces quelques lignes grossières et pitoyables.

La vile sorcière décatie

Dimanche 4 septembre 1921

Je me dois de reprendre la plume. L’art excepté : ne s’agit-il pas de l’activité la plus cathartique qui soit ?

Avec pudeur, je confesse avoir vécu ces deux dernières semaines comme éprouvantes. Il est difficile de s’acclimater à cette ville qui respire différemment, à ses habitants, tout comme aux caprices météorologiques de ce pays. Plus que jamais, je m’y sens étrangère. L’on pourrait croire que je prends goût aux longues complaintes, ou encore que je dramatise. Là où les doutes sont toujours présents : la question s’avère légitime.

Dormant mal, je n’avais que peu d’appétit, ainsi qu’un entrain modéré pour exécuter de simples tâches informelles. Je n’ai toutefois pas souhaité m’entretenir avec le docteur Conolly, médecin conseillé par une logeuse avisée. Je suis femme de peu de foi quand il s’agit de faire confiance au talent des hommes de cette branche pour comprendre un mal ne relevant pas du corps.

Un mal n’ayant d’ailleurs rien d’irrémédiable. J’ai pu l’entrapercevoir dans le regard des immigrés lorsque je les questionnai à propos de leur intégration à New York. Cela m’a néanmoins permis de me sentir au plus proche d’eux. En prendre conscience m’aida à relativiser.

J’en profitai donc pour ralentir mon rythme en apprenant à respirer comme le fait Belfast. L’immersion se fit par d’interminables promenades à immortaliser des scènes, mais tout autant par la visite de quelques musées, et autres lieux hautement culturels. Sans omettre mon intérêt pour les contrastes d’une nature foisonnante, fût-elle léchée par les vagues ou balayée par les vents. Exorciser les tracas de l’esprit en le noyant sous une flopée d’activités positives : voilà le secret.

Cela ne m’empêcha guère de vivre une expérience déroutante. Oserai-je dire déplaisante ? La scène se déroula aux environs de dix-huit heures dans la soirée du vingt-cinq août dernier.

Peu après que l’horloge ait sonné l’heure du souper, ma logeuse me confia devoir monter au dernier étage afin de procéder aux habituelles ablutions de Mrs. Doherty. Bien évidemment, devait précéder l’aide au repas, car l’octogénaire ne semblait plus vraiment capable de se sustenter seule. La jeune femme engagée pour ces tâches faisait faux bond depuis plusieurs jours déjà, et ceci sans donner la moindre nouvelle, ni explication. Aussi, proposai-je simplement d’apporter le plateau pour alléger ma logeuse de son fardeau, tandis qu’elle porterait la bassine d’eau tiède. Traversant les couloirs comme deux âmes en peine, nous montâmes les marches grinçantes une à une. L’impression d’une époque suspendue, ou que l’on aurait remonté par le bais d’un diabolique mécanisme se fit oppressante lorsque nous entrâmes dans la fameuse chambre.

De vieux tableaux ornaient les murs au papier peint désuet. Représentant des générations de visages du siècle dernier, des daguerréotypes s’empilaient sur les étagères. De belles dames pimpantes aux atours soignés qu’accompagnaient époux et marmaille endimanchés. Les ressemblances n’étaient pas toujours frappantes, et certains portraits pour le moins étranges suscitèrent en moi une forme de malaise. Ici et là, le résultat d’une équation insoluble s’exposait sans retenue tant certains traits, à la fois subtils et marquants, tenaient moins de l’humain que d’un bestiaire issu de légendes antiques. S’agissait-il là de quelconques déguisements réussis ou de performances artistiques ? Je ne sus le dire.

En revanche, ce qui attira bien plus mon regard fut une boîte d’un bleu-vert semblable à un ciel nocturne, ou aux profondeurs sous-marines. Finement ouvragée, scellée et sans clef, elle était ornementée de dorures, et de coquillages qui m’étaient inconnus. De singuliers graphèmes gravés sur les contours métalliques du couvercle ajoutaient une aura de mystère à l’ensemble, y insufflant même une curiosité malsaine pour l’intérieur de l’objet.

Aurait-il suffit de regarder par le trou de la serrure pour en démystifier le contenu ?

Bien que je reconnusse-là ce qui ne pouvait être qu’une banale boîte à musique, j’eus instinctivement pour la chose un sentiment confus mêlant répulsion et fascination. Un sentiment de crainte renforcé par l’odeur de naphtaline, couplée à celle de la vie qui s’éteint à petit feu. Ce n’était pas tant les discrets effluves rances d’un corps qui embrassera bientôt la mort, que l’ambiance surannée d’un cabinet de curiosités méphitique qui me fit quitter la pièce d’un pas hâtif. Et tandis que j’en passais le seuil, la vieille femme au visage ridé comme une pomme trop mûre se mit à fredonner. Encore gisante dans son lit, sa grise et filandreuse chevelure en corolle autour du visage, mais l’index crochu pointé dans ma direction : Mrs. Doherty gringottait le même air qui hantait parfois mes nuits !

La vile sorcière décatie ! Pourquoi donc choisir de tourmenter ses voisines au lieu de se repentir de ses péchés lorsque vient l’heure d’agoniser ?

Puisse Dieu me pardonner mes méchantes pensées !